Histoire locale
Mémoire de nos aïeux
Denis Loock a gardé la mémoire de ses aïeux modestes villageois de Rubrouck et Buysscheure. Ses souvenirs quil nous fait partager nous ramènent jusquau milieu de XIXème siècle. Au plus loin des brumes de ses souvenirs, apparaît le visage de ses arrières grands-parents. Petje Bé (Benjamin Vermeesch) et Metje Déle (Adèle Turcq). Les grands-parents étaient toujours les parrains et marraines des aînés des petits enfants et devenaient ainsi Petje et Metje pour toute la descendance. Ils étaient nés tous deux vers 1850 et conservaient le souvenir de Napoléon III comme dun empereur aimé du peuple.
Ils ne connurent guère que les premières étapes liées à lindustrialisation et à notre monde moderne (bien que décédés en 1932 et 1954) qui révolutionnèrent la vie des campagnes. Ils habitèrent toute leur vie dans une chaumière à Rubrouck, au sol de terre battue, connurent le chauffage dans la cheminée au feu de bois avant dapprécier les premiers poêles au charbon. A la fin de leur vie ils sémerveillaient du progrès que représentait la bicyclette, eux qui ne sétaient jamais déplacés quà pied. Larrière-grand-père fumait une pipe en terre et portait une casquette avec visière en cuir bouilli. Il était ouvrier agricole comme les autres ancêtres connus de Denis Loock, dans une grande ferme de 30 hectares, à Rubrouck et avec son maigre salaire, dut élever une famille de 10 enfants (9 filles et un garçon). Malgré sa nombreuse progéniture Metje Déle allait aussi travailler aux champs pour gagner un peu dargent. La famille était quand même bien pauvre et les enfants nourris de quelques pommes de terre se couchaient parfois encore affamés : " pensez à autre chose " leur disait leur mère. Le petit garçon en était parfois réduit à mendier son pain dans les fermes, accompagné dun ou deux enfants aussi malheureux que lui.
Laînée des enfants Berthilde naquit en 1879, elle allait devenir la grand-mère de Denis et, en tant quaînée devait aider sa mère à soccuper de ses frères et surs. Bien que la loi ait rendu lécole obligatoire en 1882, Berthilde nalla jamais en classe, elle ne sut donc jamais ni lire ni écrire et ignorait complètement la langue française.
La vie était rude à cette époque et les hommes aussi.
Benjamin Vermeesch, alors quil était aux champs, fut un
jour emmené par les gendarmes avec son compagnon de travail. Il
savéra que son collègue avait tout simplement tué à
coups de bâtons un vieil homme qui vivait seul dans une petite
maison au milieu des champs, pour récupérer ses maigres
économies. Dénoncé par le fils de son épouse quil
rossait régulièrement, lassassin fut condamné au bagne
à perpétuité, il ne fut pas décapité car les juges ne
retinrent pas la préméditation, le bâton ayant été prélevé
sur un arbre près de la maison de la victime.
La mort était alors bien plus présente
quaujourdhui, surtout celle des enfants. Les progrès
de la médecine ne pénétraient que lentement la campagne.
Berthilde gardait le souvenir douloureux dune petite
sur qui mourut à 13 ans du croup ou diphtérie. Comme elle
narrivait plus à avaler, elle demandait quon lui
apporte du pain pour le sentir. Un grand-père de Denis, René
Loock, eu davantage de chance, à 5 ans il guérit
dun début de diphtérie grâce au médecin. Le docteur
avait un remède particulièrement rude, il appliquait un fer
rouge au fond de la gorge, bien sûr sans anesthésie.
A 13 ans cette petite fille était déjà, comme beaucoup denfants douvriers, placée dans une ferme. Tout jeune, ils nétaient pas ou quasiment pas rétribués mais ils étaient logés et nourris et ainsi nétaient plus à la charge de leurs parents. Ils travaillaient 6 jours sur 7 et ne rentraient à la maison que le dimanche ramenant leur lessive.
Devenue grande, Berthilde Vermeesch épousait Léon Vangrevelinghe (descendant ou petit neveu de Tische Tasche ?). Léon était un jeune homme de tempérament ; solide au travail comme à la fête. Le dimanche il dépensait au café son salaire de la semaine. Il se devait comme beaucoup de compagnons, de montrer son courage et sa force en provoquant les jeunes des villages voisins. Il nhésitait pas à pratiquer la bagarre, sport fort répandu à lépoque. Afin de gagner un peu plus dargent quà la ferme, Léon Vangrevelinghe participa dès 1899 aux premières campagnes de battage mécanique des blés. Une locomobile activait batteuse et lieuse de bottes de paille. Mais ce début de mécanisation nétait pas du goût de tout le monde et léquipe de batteuse devait veiller, la nuit, sur les machines. Des ouvriers agricoles, inquiets de perdre leur travail de battage au fléau nhésitaient pas à saboter les machines, alors chacun son tour dormait sous la batteuse, roulé dans une couverture.
René Loock, lautre grand-père de Denis, déjà cité, était lui de Buysscheure où il travailla toute sa vie comme ouvrier agricole. Beaucoup plus sage que lautre grand-père, il ne fréquentait guère les cafés mais nétait pas beaucoup plus riche pour autant, les salaires étaient alors bien maigres.
Une des seules occasions de quitter le village était le service militaire, dailleurs plus redouté quattendu. René eut de la chance, il tira un bon numéro, une année de service au lieu de cinq, durant laquelle il conduisit des attelages de mulets. Carton (charretier) depuis déjà plusieurs années, il avait lhabitude des bêtes de trait et aimait beaucoup les chevaux. Son métier avait dailleurs failli lui coûter la vie à 17 ans, en tombant sous un chariot chargé de botte de blé, quil conduisait. Deux roues lui passèrent sur le corps mais il en sortit indemne.
A 23 ans, en 1885, René épousait Léonie Leclaire. Léonie,
enfant naturelle, avait perdu sa mère à 10 ans, elle avait
été élevée par son grand-père. Étant très pauvre,
cest son fiancé qui dut lui payer une robe neuve pour son
mariage. Les noces de pauvres se déroulaient dans la discrétion
et presque dans lindifférence. Ainsi le mariage eut lieu
à 7 heures du matin à la mairie puis à léglise de
Buysscheure, village natal des deux époux. Les festivités
liées à ces mariages étaient, bien sûr, réduites à peu de
choses, une petite journée chômée, court intermède aux
longues journées de labeur, particulièrement en été. René
partait alors travailler le matin à 4h30 (heure solaire) et ne
rentrait que vers 22h30. Petit déjeuner et dîner étaient pris
à la ferme. Il y avait alors de nombreux prés de fauche dans le
bas du village de Buysscheure. Le fauchage était une activité
dure pour les ouvriers. Il fallait savoir battre patiemment la
lame de la faux pour lui donner tout son tranchant. Mais il
fallait surtout faucher durant de longues journées, tôt le
matin jusque vers 19h le soir. Souvent sous un chaud soleil de
juin. La moisson qui arrivait quelques semaines plus tard
nétait pas moins fatigante, les céréales étaient encore
coupées à la faux. En hiver les journées des charretiers ne
commençaient guère plus tard, car si les labours débutaient à
6h avant même le lever du jour, il avait fallu donner à manger
aux chevaux, changer leur litière, les panser.
Malgré la dureté des journées, les ouvriers agricoles
sestimaient heureux quand leur santé leur permettait de
travailler normalement. René eut bientôt une maladie
infectieuse qui dura 6 mois, la fièvre lempêchant
daller au travail. Maladie indéterminée, soignée par des
remèdes empiriques et par la prière. René et son épouse
étaient convaincu que cest la providence qui les sauva.
Six mois sans salaire était une catastrophe dans un monde où
lon vivait en grand dénuement. Sil ny avait
pas alors de sécurité sociale pour assurer un revenu au malade,
il ny avait pas non plus dassurance vieillesse et
chacun travaillait le plus longtemps possible. René encore en
activité à 70 ans, continuait à effectuer tous les travaux
pénibles dévolus aux ouvriers agricoles. Pour pouvoir continuer
à survivre durant sa vieillesse, il avait souscrit une retraite
volontaire, toute petite retraite non indexée à
linflation. Il avait aussi placé de maigres économies à
la caisse dépargne et avait enfin en propriété un petit
champ dun hectare. Beaucoup douvriers possédaient
ainsi une petite pièce de terre, assurance en cas de coup dur et
garantie davoir au moins à manger.
Les grands-parents de Denis étaient des croyants pratiquants sincères comme tous les Flamands de lépoque. A la retraite ils allaient à la messe tous les matins. La foi était souvent le seul espoir dans la difficulté et contre la crainte. Elle était parfois mêlée de superstition et faisait bonne compagnie avec les jurons qui étaient fort communs à lépoque ! René et Léonie eurent 13 enfants.
Leur fils, le père de Denis, fut lui aussi carton, il se
maria en 1924 et vécut à Rubrouck, il louait également deux
petits champs dune superficie totale de 75 ares. Son
épouse travaillait dans les champs saisonnièrement, elle
soccupait aussi de la basse cour et dune chèvre, la
vache du pauvre. La vie était bien semblable à celle de leurs
parents et grands-parents, lélectricité narriva
dans les campagnes quen 1937.
En 1933 cependant les parents de Denis déménagèrent pour
occuper une ferme au village. Devenir fermier était une grande
fierté. Cétait lassurance dune vie meilleure,
pas moins de travail mais le plaisir de travailler pour soi, le
réconfort de posséder un capital.
Mais la reprise de la ferme nécessitait un capital important, 200 000 francs qui incluaient les récoltes sur pied (la reprise eut lieu en juillet), le matériel agricole et le bétail : 2 chevaux, 11 vaches laitières, plus le jeune bétail, 3 truies La ferme sétendait sur 22 hectares dont 1/3 en pâture (7 hectares).
Les nouveaux cultivateurs avaient du emprunter la quasi-totalité des 200 000 francs. Les prêteurs nétaient pas une banque mais des particuliers, des connaissances, rentiers et fermiers qui connaissaient la famille et faisaient confiance au couple. Toutes les opérations se faisaient en argent liquide.
Il fallait cependant rembourser ces prêts et il en allait de
son honneur de le faire à dates et heures. Cependant
lépoque était difficile, mévente des produits agricoles,
effondrement des cours, en un mot récession économique. Les
factures des artisans (forgeron, charron, bourrelier), des
négociants (engrais
), de lentreprise de battage
devaient elles aussi être honorées.
Bien souvent le couple regrettait son choix et sa situation
douvriers. Cependant 1936 et le Front Populaire amenèrent
linflation et donc des échéances allégées puis la
création de loffice du blé qui garantissait les cours.
Tout allait mieux si ce nest lapproche de la seconde
guerre mondiale qui bouleversera loccident et marquera la
fin dune civilisation encore fortement agreste. Première
vraie révolution au village et bientôt la famille Loock
disparaissait de Rubrouck où elle avait vécu depuis au moins
aussi longtemps que lon puisse remonter la généalogie
soit plus de trois siècles.