LA DENTELLE
Depuis quelques temps les dentellières de Bailleul,
Steenvoorde ou Hondschoote ont périodiquement droit à un
entrefilet dans la presse. Cela peut ressembler à un hobby pour
oisif, qui surgit du néant, c'est tout à fait faux, ces
passionnées du fuseau sont les héritières de siècles
d'ouvrières qui usèrent leurs doigts et leurs yeux sur le
carreau de dentelle. Bruges n'eut pas le monopole de ce travail,
on pourrait presque dire de cet art, mais dans chacun de nos
villages les dentellières furent nombreuses. Elles se
transmettaient leurs techniques de grand mères à petites
filles, histoire de gagner quelques sous par un travail délicat
mais monotone qui nécessitait des heures de labeur. Travail qui
s'effectuait dans le calme l'après midi lorsque les bébés
dormaient, le soir lorsque la soupe cuisait dans l'âtre ou à la
veillée lorsque les hommes triaient les haricots en se racontant
des histoires, quels émerveillements de voir les fuseaux courir
entre les doigts de la dentellière et la dentelle se former
millimètres après millimètres. Un luxe pour les nobles et les
bourgeois de Flandre qui demandait un labeur tel que plus
personne ne pourrait se la payer aujourd'hui. Ce sont les femmes
de conditions modestes qui étaient dentellières, épouses
d'ouvriers qui occupaient le moindre temps libre à un travail
qui permettait d'aider à survivre. Car il faut bien savoir que
ces heures de dentellières n'étaient ni une façon de passer le
temps, ni un moyen de se payer du superflu mais permettaient
simplement de donner à manger à la nombreuse famille, d'acheter
du bois pour le feu ou des sabots pour les enfants. On écrivit
par hasard que plusieurs dizaines de dentellières travaillaient
encore chez elle à Bollezeele à la fin du siècle dernier, il
devait en être de même dans chacun de nos villages et l'on peut encore trouver
au fond d'un grenier un carreau de dentellière,
abandonné avec son fil et dont plus personne ne connaît
l'usage.
Car ce travail modeste et discret n'a pas retenu les faveurs des
lettrés et a été bien vite oublié des pauvres gens pour
lesquels il n'a pas laissé de bons souvenirs. 1900 n'est
pourtant pas si lointain et à l'époque du French Cancan et du
cinéma muet la vie
était encore bien difficile dans nos campagnes. Le feu de bois
tiédissait à peine la maison, le fermier apportait son reste de
soupe au vieil ouvrier qui habitait au coin de la pâture et
n'avait que ses économies pour survivre. L'art de la dentelle
remonte loin dans le temps et se pratiquait pour peu qu'il y ait
des gens riches pour la porter et de nombreuses mains de pauvres
pour la fabriquer. La Flandre était particulièrement bien
dotée en la matière et c'est sans doute pour cela que la
dentelle y connut un tel développement et aussi parce que la
région avait une industrie textile florissante.
Un travail aussi délicat et aussi beau ne pouvait naître que
d'une belle légende. Il y a très longtemps, dit-on, une jolie
dame très aimante attendait avec impatience son jeune mari parti
guerroyer du côté des mers d'Orient. Dans une lettre qui devait
être la dernière, son bien-aimé glissa une algue séchée aux
nervures merveilleusement fines. La dame inconsolable d'avoir
perdu son amant dans les terres lointaines regardait constamment
cet objet fragile qui menaçait chaque jour d'avantage de
s'effriter. Pour garder à jamais ce dernier souvenir de son
mari, elle eut l'idée de le reproduire en fils de lin et c'est
ainsi qu'apparut la dentelle.
En fait la dentelle apparut simultanément en Flandre et en
Italie à la fin du XVème siècle ou au début du XVIème.
Dérivée de la passementerie, elle consiste en une espèce de
tissage de fils. Dès le début de la dentelle, Valenciennes
devint un centre important de dentellerie et les pièces
produites y furent très caractéristiques. Cette dentelle est
composée de mailles rondes, au fond clair et aux contours
fermes. Les motifs furent exclusivement des fleurs et des volutes
jusqu'au XVIIIème siècle, à partir de cette date les décors
se multiplient mais la dentelle conserve néanmoins sa
spécificité. Si le XVIIIème siècle voit le déclin de la
dentelle à Valenciennes, elle se développe dans le Houtland,
notre région. On y produit la "Fausse Valenciennes",
plus simple, plus rapide à composer et par là moins chère.
Bien que connut depuis 1550, cette activité prend alors une
très grande ampleur, Bailleul étant le centre principal de
production, on compte jusqu'à 800 dentellières à Bailleul avec
les villages voisins. L'année de la révolution en 1789, on
achète à Bailleul 7000 pièces de dentelles de chacune en
moyenne 8,52 m de longueur (soit environ 60 000 mètres) alors
qu'on trouve une centaine de pièces à Cassel ou à Estaires, 70
à Steenvoorde, 45 à
Méteren... (il faut une heure de travail pour fabriquer 1cm de
dentelle d'une largeur de 7 à 8cm ! ). Bien que moins noble que
la Valenciennes, la dentelle de notre région était très
honorable, composée avec un fils de lin particulièrement fin et
blanc issu des cultures locales. Elle était vendue à
destination régionale mais aussi plus lointaine, beaucoup en
Normandie, pour constituer en particulier les coiffes portées
par les femmes. Les ateliers de fabrication étaient exception,
la dentelle était composée dans les chaumières par les femmes
de tout âge. Des écoles aidaient à apprendre toutes les
finesses de l'art, des enfants les fréquentaient dès l'âge de
5 ans et pendant 4 ou 5 années y travaillaient 10 heures par
jour. A la fin du XIXème siècle on estimait encore "Une
enfant qui essaie d'apprendre la dentelle à 12 ou 13 ans
n'arrive jamais à obtenir cette agilité toute
particulière des doigts indispensable à la dentellière ; elle
ne fait qu'une ouvrière très médiocre... ". Ces
malheureuses fillettes passaient toute leur enfance à un travail
monotone sous la férule d'une maîtresse dentellière qui
n'était certainement pas toujours tendre avec ses petites
élèves. Les enfants devaient amener leurs fils et les dentelles
obtenues étaient propriétés de la maîtresse qui les vendait
à son profit. En 1800 il existait encore 10 écoles de
dentellières à Bailleul, bien que le nombre de dentellières
était déjà en déclin. Les écoles de dentellières
permettaient cependant, il faut le reconnaître, de former des
personnes capables de faire les plus belles dentelles et les plus
variées. On connaît des centaines de spécimens de dentelles
différentes.
Les années d'apprentissage terminées, les jeunes filles
faisaient la dentelle chez elles pendant 12 ou 13 heures par jour
ce qui leur procurait un salaire honorable mais beaucoup plus
médiocre pour celles qui n'ayant guère "appris" le
métier faisaient des dentelles simples. Si la plupart des jeunes
filles de conditions modestes faisaient de la dentelle, elles ne
s'y adonnaient que
lorsque les travaux des champs le permettaient, soit 7 mois par
an. Une fois mariées, enfants et ménage ne leur laissaient plus
que 5 à 6 heures de travail par jour. La dentelle terminée
était achetée par des courtières ou vendues à des
commerçantes ;
koopvrouw ces mêmes personnes qui vendaient le fil. Les
dentelles arrivaient ensuite chez des entrepreneurs qui les
revendaient le plus souvent à l'extérieur de la région, à
Bruxelles, en Normandie ou à Paris. Pour exécuter leur travail
minutieux, outre leur habilité, les dentellières n'ont que peu
d'accessoires. Leur coussin, keusche, kusse, ou carreau sur
lequel elles forment leur dentelle, carré, concave de crin
d'environ 45 cm de côté recouvert d'une toile de lin posé sur
un support de bois. Incliné, sous le support, un petit tiroir
latéral permet d'entreposer les fuseaux et un autre petit tiroir
à l'arrière reçoit la bande de dentelle achevée. Une petite
rallonge s'emboîte aux extrémités du carreau.
Pour fabriquer le tissus, la dentellière se sert d'un modèle en
papier (perkament) qu'elle fixe sur le carreau avec quelques
épingles. Elle fixe ensuite l'extrémité des fils des fuseaux
sur le modèle avec des épingles, une à une jusqu'à ce qu'elle
ait le nombre de fils nécessaire à son ouvrage. Les pièces les
plus belles pouvaient nécessiter jusqu'à 800 fuseaux ! Le
dessin se compose avec des épingles. Ces épingles (spel)
étaient jadis en cuivre ou en laiton. Lorsque la pièce de
dentelle recouvre tout le coussin, les épingles piquées sont
innombrables, elles donnèrent le nom flamand de la dentelle :
spelwerk. Un
concours classique pour les élèves des écoles dentellières
consistait à piquer le plus rapidement possible les 500
premières épingles. Les fuseaux (boetjes) quant à eux sont en
buis ou en bois de fruitier, ils constituent autant de bobines de
fil et servent également de poids pour tendre les fils. Jusqu'au
XIXème siècle les dentellières ne travaillaient qu'en fils
continus, elles devaient donc arrêter leur ouvrage lorsque les
fuseaux étaient vides, ce qui donnait des pièces relativement
courtes mais malgré tout bien plus longues que le coussin, aussi
lorsque les dentellières arrivent au bout du modèle une
opération délicate consiste à remonter tout l'ouvrage pour le
repositionner en haut du modèle. Les dentellières qui passaient
de longues heures à leur ouvrage se plaçaient
traditionnellement derrière la fenêtre de la pièce de
"devant" qui faisait face à la rue, dont le spectacle
distrayait l'ouvrière. Par beau temps elles s'asseyaient sur le
pas de la porte, le carreau posé sur les genoux ou plus
généralement posé sur un tréteau, le stanntje. Le travail de
la dentelle est fatigant pour les yeux, une raison de plus de se
tenir à la lumière et le soir venu, lorsque l'obscurité
tombait, la dentellière qui travaillait à la bougie, ne
manquait jamais de la poser devant un globe rempli d'eau qui
amplifiait la lumière.
L'art de la dentellerie qui apparut en Flandre il y a près de 5 siècles tout de patience et de pratique, fit vivre des milliers de gens simples. Il s'est transmis et perfectionné grâce aux écoles qui toutes ingrates qu'elles fussent n'en étaient pas moins indispensables. Si les quelques flamandes qui suivent encore des cours ci et là dans nos villages ne le font plus dans l'espoir d'en vivre, elles n'en sont pas moins les gardiennes d'un patrimoine menacé et les successeurs de générations de femmes qui depuis au moins 1664 transmettent un savoir qui s'est enrichi au long des générations et qu'aucune machine ne remplacera jamais totalement.
Exemple de réalisation en dentelle (réalisée par Mme CORNET Geneviève)